VERSETS SATANIQUES ET PEUR BLEUE

 

 


   Quand le botaniste allemand H.O. Lenz baptisa, en 1831, le bolet qu'il venait de décrire du nom de « satanas », il ne pensait certainement pas que, ce faisant, il deviendrait une vedette de la mycologie car tout le monde, sauf à être complètement ignare en matière de champignons, connaît, au moins de réputation, le bolet satan, comme il connaît la girolle ou le cèpe de Bordeaux, mais pour des raisons différentes. Il faut dire que le vocable a de quoi frapper l'imagination. Un champignon diabolique ! Il pousse dans nos forêts un suppôt de Satan, le maléfique, le prince des ténèbres, celui qui vous propose de vous rajeunir si vous lui faites don de votre âme, qui préside au sabbat des sorcières, qui prend possession des nonnes innocentes. Avouez qu'il y a de quoi être inquiet, d'autant plus que beaucoup de chercheurs de champignons sont persuadés qu'ils rencontrent fréquemment cet avatar du diable puis que tout bolet qui bleuit est, pour eux, un bolet satan. C'est ce champignon à la réputation sulfureuse qui sera l'objet de cette présentation et nous profiterons de l'occasion pour « tordre le cou » à certaines idées erronées, bien installées dans l'opinion publique.
Commençons par présenter notre bolet satan. C'est un gros champignon massif et trapu, parfois énorme puisque le diamètre de son chapeau peut atteindre 30 cm. alors qu'il mesure habituellement 10 à 20 cm. en moyenne. Ce chapeau, épais et charnu, est longtemps hémisphérique puis il s'étale tardivement. Sa couleur, très pâle, est caractéristique de l'espèce. Blanchâtre sale avec parfois une tonalité grisâtre ou verdâtre, il fonce plus ou moins, se salit de brunâtre olivacé en vieillissant et finit par prendre un aspect très sordide. Le pied est longtemps remarquablement court et trapu, parfois même plus large que haut dans la jeunesse, très renflé dans sa partie médiane (on dit qu'il est obèse). De couleur jaune en haut et rouge carmin au milieu, il est jaunâtre sale ou verdâtre à la base. Il est orné d'un réseau partiel, limité généralement à la moitié supérieure, parfois plus étendu vers le bas, rouge sang dans sa majeure partie. Les pores sont étroits, d'abord jaunes chez les très jeunes sujets puis rapidement rougissants à partir du pied vers la marge. Ils deviennent ainsi d'abord jaune orangé puis rouge sang, restant souvent jaunes puis orangés à la marge. Ils bleuissent au toucher comme le pied. La chair est très épaisse, blanc jaunâtre, peu bleuissante à la coupe (elle vire au bleu ciel puis pâlit à nouveau rapidement) et même à peu près immuable par temps sec. Son odeur est faible sauf chez les exemplaires très âgés qui dégagent une odeur fétide. Sa saveur est douceâtre. Le bolet satan pousse sous les feuillus, dans les endroits clairs et aérés : bois clairs, clairières, lisières des forêts, taillis voire dans l'herbe au bord des haies. C'est une espèce thermophile (qui aime la chaleur) et estivale qui apparaît dès la fin du printemps et se raréfie à l'automne. Elle est aussi calcicole (préfère les terrains calcaires). Elle vient isolément ou par petits groupes de 2-3 individus. Dans nos régions du Centre, l'espèce n'est pas fréquente. On peut dire qu'elle est peu commune dans le sud de la France et rare dans le nord bien qu'elle semble être de plus en plus rencontrée. Ainsi, pour ce qui me concerne, et depuis 11 ans que j'arpente les forêts solognotes, je ne l'ai jamais trouvée. Il est vrai que la Sologne est septentrionale et ses sols, acides et sablonneux, sont défavorables à sa poussée. Il est possible qu'avec le réchauffement climatique annoncé, le bolet satan étende vers le nord son domaine, comme l'ont fait certains autres champignons comme l'oronge et l'amanite à pied étoilé (Amanita asteropus). Résumons-nous : on reconnaît le bolet satan à son aspect massif et trapu, à son chapeau blanchâtre sale, à ses pores de couleur rouge bleuissant au toucher, à son pied court et obèse, jaune en haut, rouge dans sa partie moyenne, orné d'un réseau partiel rouge sang, à sa chair à peine bleuissante, à sa venue sur les sols calcaires. Quand on s'appelle « satanas », on se doit d'être toxique et même diaboliquement toxique et c'est vrai que le bolet satan est le seul bolet vraiment toxique, chez nous. Mais sa toxicité, comme d'ailleurs son innocuité, ont fait l'objet d'égales exagérations. En réalité, il provoque une intoxication gastro-intestinale (nausées, vomissements, douleurs gastriques, coliques, diarrhées) d'ailleurs sans gravité majeure et certaines personnes l'ont consommé sans inconvénient. Il semble être toxique surtout à l'état cru ou insuffisamment cuit et l'absorption d'un morceau de chair crue provoque tout à coup de violents vomissements. En conclusion, même si sa toxicité n'est pas à la hauteur de sa réputation, il ne faut pas manger le bolet satan, mais si cela devait vous arriver, il ne vous tuera pas, au pire vous aurez une bonne indigestion. Pour en terminer avec ce chapitre de la toxicité du bolet satan et pour être tout à fait exact, il faut dire que l'aphorisme affirmant que le bolet satan est le seul bolet toxique n'est plus tout à fait vrai. En effet, un certain nombre d'espèces voisines ont la réputation d'être au moins suspectes, sinon aussi toxiques que le bolet satan. Ce sont Boletus pulchrotinctus (Bolet de belle teinte), Boletus lupinus (Bolet de loup), Boletus legaliae (Bolet de Le Gal), Boletus rubrosanguineus (Bolet rouge sang). Toutes ces espèces ont, comme Boletus satanas, un chapeau pâle, des pores rouges et une chaire peu bleuissante. La classification moderne les range , avec B. satanas, dans la sous-section « satanas ». Elles sont rares ou très rares, certaines ayant été individualisées récemment et leur détermination n'est pas toujours très aisée. Au cours de cette causerie sur le bolet satan, nous avons été amenés à signaler le bleuissement de sa chair au contact de l'air (bleuissement d'ailleurs lent, peu intense et passager). Ce phénomène, très fréquent chez les bolets, mérite un complément d'information car cet inquiétant changement de couleur est souvent considéré par le public comme un signe d'une indubitable toxicité : « tous les bolets bleuissants sont des bolets satan, donc tous les bolets bleuissants sont toxiques ». Il y a là une double contrevérité. En effet :
- Premièrement, le bolet satan est loin d'avoir l'exclusivité du bleuissement de la chair. Les bolets qui bleuissent peu ou prou sont très nombreux, plus nombreux que ceux qui ne bleuissent pas.
- Deuxièmement, le bleuissement de la chair n'est pas une preuve de toxicité et même certains bolets qui bleuissent intensément sont d'excellents comestibles : le bolet à pied rouge (Boletus erythropus) qui a en plus l'avantage de ne jamais être attaqué par les vers, le bolet de Quélet (Boletus queletii), le bolet bleuissant (Gyroporus cyanescens) dont le bleuissement est si accusé qu'on l'appelle aussi indigotier, le bolet bai (Xerocomus badius), le bolet blafard (Boletus luridus), le bolet de Dupain (Boletus dupainii), le bolet rose pourpre (Boletus rhodopurpureus).
Comme vous avez eu la patience de lire ma littérature jusqu'ici, je vais, en prime, vous expliquer rapidement le mécanisme du bleuissement des bolets. Certains bolets, généralement des bolets à chair jaune, contiennent un chromogène, c'est-à-dire une substance incolore mais potentiellement colorable : l'acide variégatique (antérieurement dénommée boletol). Mis au contact de l'air, donc de l'oxygène, par une coupure une blessure ou la simple meurtrissure de la manipulation, ce chromogène se transforme en boletoquinone qui est de couleur bleue. Cette transformation est catalysée (c'est-à-dire provoquée et accélérée par une enzyme) et nécessite la présence d'eau. En somme pour qu'un bolet bleuisse, il faut que 4 conditions soient réunies : la présence du chromogène, de l'enzyme, d'oxygène et d'eau. Les 4 cèpes (cèpe de Bordeaux, cèpe d'été, cèpe bronzé et cèpe des pins) ne possèdent pas de chromogène et ont donc une chair immuablement blanche.

Nous voilà au terme de cette présentation qui, je l'espère, n'a pas été trop lassante. Si vous en retenez l'essentiel - à savoir que les bolets qui bleuissent, même intensément, peuvent être de bons comestibles, que le bolet satan est rare dans notre région et, que malgré son nom, il est moins mauvais bougre qu'on le dit - elle n'aura pas été inutile.

 

                                                             Dr.  Jean PRADY