Un serial killer

 

 

Un serial killer ou, pour ceux qui prônent la défense de la langue française, un tueur en série tout à fait capable d’envoyer au cimetière toute une famille avec en prime le voisin à qui on a offert une partie de la récolte et les amis invités à dîner. Même si vos connaissances mycologiques sont modestes vous en avez entendu parler : notre redoutable tueur, c’est l’amanite phalloïde (Amanita phalloides), dite aussi oronge ciguë, responsable de la quasi-­totalité des intoxications mortelles par champignons en France.

Autant dire que tous ceux qui consomment des champignons doivent bien connaître la fiche signalétique de notre tueur, d’autant plus qu’il est commun et, certaines années, particulièrement fréquent. A première vue l’Amanite phalloïde est plutôt sympathique et engageante. Sa taille est moyenne et ses proportions harmonieuses, son chapeau (5 -­15 cm de diamètre) est convexe-plan et de couleur variable mais toujours dans la gamme des verts, le plus souvent vert-­jaunâtre ou vert-olivâtre, sa surface est généralement parcourue de fines fibrilles plus foncées rayonnant à partir du centre. Le pied élancé est blanchâtre ou légèrement teinté de verdâtre et souvent un peu tigré par des zigzags verdâtres. Il nous offre deux caractères essentiels : la présence d’un anneau haut situé, en jupette, membraneux et persistant et, à la base, d’une volve ample, blanche, en sac membraneux, persistante. Les lames sont blanches. La chair blanche est inodore et de saveur douce (on peut la goûter sans danger, à condition de cracher le morceau après mastication).

Résumons nous et gardez la phrase qui suit dans un coin de votre mémoire : tout champignon à chapeau vert avec un pied blanchâtre portant un anneau membraneux et naissant d’une ample volve en sac est une Amanite phalloïde. Pour finir, ajoutons que l’Amanite phalloïde a une variété entièrement blanche (variété alba) qui est peu commune et aussi deux cousines très proches, également blanches, beaucoup plus rares qu’elle et sur lesquelles nous ne nous étendrons pas : l’Amanite printanière (Amanita verna), plutôt méridionale, et l’Amanite vireuse (Amanita virosa), plutôt septentrionale. Les deux cousines et la variété sont aussi mortelles.

L’Amanite phalloïde est un champignon commun. Elle pousse sous toutes les essences, aussi bien sous feuillus que sous conifères et tous les terrains lui conviennent, les plus sablonneux comme les terrains lourds, argilo-calcaires. Elle vient du milieu de l’été à la fin de l’automne.

Le champignon que nous venons de décrire est l’Amanite phalloïde idéale, belle et fraîche, qui ne cache pas son identité. Mais on peut rencontrer aussi des exemplaires beaucoup moins typiques, âgés, mutilés, ayant subi les outrages du mauvais temps et des limaces. Pour peu qu’on les récolte sans précaution, laissant alors la volve en terre, il devient plus difficile de reconnaître le champignon tueur qui peut pousser en mélange avec d’autres espèces comestibles. C’est ainsi que presque tous les ans, dans les vastes pinèdes des Landes et de la Gironde, des chercheurs de «bidaou» (nom local du Tricholome équeste) sont empoisonnés par des Amanites phalloïdes. Elles poussent au milieu d’une troupe de ces Tricholomes dont le chapeau olivâtre est un vrai sosie de celui de l’Amanite. On ramasse tout sans distinction et on se retrouve à l’hôpital. Ainsi le Sud-Ouest a le triste privilège du record d’empoisonnements par les champignons.

Il suffit d’absorber 50 grammes de champignon frais pour être en danger de mort. Les premiers symptômes apparaissent plusieurs heures (6 à 12 heures) après l’ingestion. Ce début tardif est typique de l’intoxication phalloïdienne (et à priori toute intoxication qui se manifeste rapidement après le repas n’est pas potentiellement mortelle).

Le tableau clinique est celui d’une gastro-entérite cholériforme : vomissements incessants très pénibles, diarrhée profuse fétide parfois sanglante avec coliques violentes, sueurs abondantes, le tout responsable d’une déshydratation intense pouvant entraîner précocement la mort en l’absence de traitement. Ces troubles digestifs durent plusieurs jours puis survient une phase de rémission trompeuse car la toxine phalloïdienne a, dès le début, agressé le foie provoquant une hépatite grave qui conditionne le pronostic. Si la destruction hépatique est trop importante elle entraîne la mort dans un tableau de grande insuffisance hépatique avec coma terminal parfois précédé de jaunisse.

II n’existe aucun antidote actif sur les toxines phalloïdiennes et le traitement ne peut qu’être symptomatique : l’hospitalisation dans un service de soins intensifs permet de lutter contre les effets dévastateurs du champignon (réhydratation, correction des troubles électrolytiques, surveillance cardiaque, etc... ). Si l’atteinte hépatique n’est pas trop massive le malade survit, dans le cas contraire seule une greffe hépatique en urgence peut le sauver. On conçoit les difficultés d’une telle intervention.

Ainsi au fil des siècles l’Amanite phalloïde a tué beaucoup de monde dont quelques célébrités : Bouddha, l’empereur romain Claude empoisonné par sa douce épouse Agrippine, le capitaine des gardes de Néron, la femme, la fille et les deux fils du poète Euripide, le pape Clément VII, un Borromée de Naples, l’empereur d’Allemagne Charles VI, la veuve du tsar Alexis et j’en passe. On estime qu’à la fin du 19è siècle il y avait environ 300 décès par an dus aux amanites mortelles en France. Actuellement ce nombre a été ramené à 10 au maximum et certaines années on ne signale aucune intoxication mortelle. Ce remarquable résultat est dû à l’éducation du public mieux renseigné par les mycologues sur les risques d’une consommation inconsidérée des champignons.

Nous arrêtons là notre petite causerie dont le côté médico-funéraire a pu vous sembler rébarbatif et inquiétant. Aussi allons-nous tempérer nos propos : il faut une bonne dose d’inconscience et une totale méconnaissance des champignons pour s’empoisonner avec une Amanite phalloïde. Ce n’est pas le cas pour vous, vous savez reconnaître notre serial killer (rappelez-vous chapeau vert et pied blanc avec volve et anneau). Si en plus vous mettez en application la règle d’or du ramasseur de champignons « tout champignon qui n’est pas formellement et indéniablement identifié doit être impérativement rejeté », alors vous êtes bien vacciné contre l’intoxication phalloïdienne.                                                                            

 

                                                                                                                                               Dr. Jean Prady