LES CORTINAIRES : UNE JUNGLE INEXTRICABLE

 

Quand il créa le monde, au septième jour, le Bon Dieu se reposa. C'est bien compréhensible, la création du monde en six jours c'est un gros travail. Assis sur un cumulus moelleux, il se reposa donc et réfléchit à ce qu'il venait de construire. Ce qui l'amena à se demander si, sur le dernier animal qu'il avait fabriqué à son image, l'Homme, il n'avait pas un peu forcé sur le volume du cerveau et si ça ne risquait pas de créer des complications et si ce singe amélioré n'allait pas attraper la grosse tête et se croire le maître du monde. C'est alors qu'il décida de lui compliquer un peu la vie pour le rendre plus modeste. C'est comme ça qu'il inventa, entre autres, le mal aux dents, la colique, la peste noire, la blennorragie, l'accord du participe passé, le carré de l'hypoténuse et la physique quantique. Il ajouta aussi aux champignons un genre supplémentaire : les cortinaires. Plus tard, il y eu le serpent, Eve et la pomme et on s'est fait foutre dehors du paradis, ce qui modifia la donne. Mais les cortinaires sont toujours là.
Cette introduction, en forme de mauvaise histoire marseillaise, pour vous dire que les cortinaires sont certainement le genre le plus difficile de la mycologie. C'est pourtant eux qui seront le sujet de cet article, ce qui va vous demander un peu d'attention et de patience car je vais être un peu plus savant que d'habitude. Pour commencer, définissons le genre Cortinarius.
Premier caractère, un cortinaire est un champignon, plus précisément un Basidiomycète, dont le voile partiel est constitué par une cortine. Ça commence mal ! Qu'est-ce qu'un voile partiel, me demandez-vous ? C'est une couche de tissu qui enveloppe le champignon, complètement ou partiellement, au cours de son développement. Il existe ainsi un voile universel ou voile général qui enveloppe tout le champignon dans son jeune âge ( c'est, par exemple, la membrane qui entoure la toute jeune amanite phalloïde quand elle se présente sous la forme d'un petit œuf) et un voile partiel qui relie le bord du chapeau au haut du pied et protège les lames (c'est lui qui donne naissance à l'anneau du pied de l'amanite phalloïde quand son chapeau se déploie). Chez les cortinaires, ce voile partiel est formé, non par une membrane continue, mais par une multitude de filaments très fins, arachnéens, fragiles. Cette cortine, bien visible sur les jeunes champignons, disparaît en grande partie avec le développement du chapeau et l'on n'en retrouve des traces qu'à la marge de ce dernier et plus encore sur le haut du pied sous forme de fibrilles extrêmement fines et, sur les petits cortinaires, pratiquement invisibles.
Deuxième caractère : les spores et les lames mures des cortinaires sont de couleur rouille (donc brun rougeâtre) et les spores sont verruqueuses, c'est-à-dire ornées de petites bosses ou verrues. Ca, c'est plus compréhensible sans explications complémentaires !
Troisième caractère : la cuticule du chapeau des cortinaires est filamenteuse, jamais palissadique ou celluleuse. Là, je n'en dirais pas plus parce que ça nous mènerait trop loin !
Bref, en pratique, retenez que les cortinaires sont des champignons qui possèdent une cortine plus ou moins visible selon l'âge et des spores rouillées comme les lames mures.
Les cortinaires appartiennent à la vaste famille des Cortinariacées, en compagnie des Inocybes et des Hébélomes, deux genres eux aussi difficiles et de deux autres genres moins fournis, le genre Alnicola et le genre monospécifique Rozites qui se réduit à la seule espèce Rozites caperata, excellent comestible. De tous les genres de champignons lamellés ou tubulés, le genre Cortinarius est de loin celui qui comprend le plus grand nombre d'espèces, de 500 à 2500 selon les auteurs et leur propension à multiplier ou à réduire ces espèces . Ces chiffres laissent rêveur ! Autant dire qu'il y a beaucoup de cortinaires mais qu'on ne sait pas exactement combien. Cette multiplicité des espèces a amené à scinder le genre Cortinarius en plusieurs sous-genres. Je ne ferai que les citer sans les définir pour ne pas surcharger mon propos : sous-genres Myxacium, Phlegmacium, Bulbopodium, Sericeocybe, Telamonia, cortinarius, Leprocybe et Dermacybe. Cette classification est celle de Marcel Bon. Elle varie un peu selon les auteurs. Le genre Cortinarius comprend des champignons extrêmement divers dans leur taille, de minuscule à gigantesque, leur forme, fluette à massive, leurs couleurs vives ou ternes. Pourtant ce genre est très naturel, un des plus naturels parmi les champignons à lames. La détermination des cortinaires, sauf pour les espèces bien connues et indiscutables, est difficile, parfois quasi-impossible. Cette difficulté tient au fait que leurs couleurs initiales se montrent particulièrement fragiles et fugaces, en particulier celles des lames qui deviennent vite brun-rouille chez toutes les espèces, ce qui rend nécessaire la récolte d'exemplaires jeunes et immatures si l'on veut disposer des indices subtils et passagers qui orienteront le diagnostic. Elle tient aussi au fait que l'examen microscopique ne fournit que peu de données différentielles. Là, plus qu'ailleurs, le microscope ne donne pas le nom du champignon. L'utilisation de réactifs macrochimiques(ammoniaque, TL4, bases fortes- potasse et soude-, gaïac, acide sulfurique et sulfate de fer) et les colorations qu'ils provoquent au niveau de la chair ou de la cuticule du chapeau permettent quelques distinctions spécifiques mais c'est finalement et essentiellement l'observation minutieuse et critique des caractères botaniques, à la fois subtils et importants, alliés à l'expérience et aussi au « flair », qui permet de mettre un nom sur un cortinaire difficile. Roger Heim, qui fut un éminent mycologue en même temps que Directeur du Muséum National d'Histoire Naturelle, a bien exprimé dans ses écrits la complexité du genre Cortinarius : « Les cortinaires constituent un monde au travers duquel le mycologue ne peut circuler que dans un dédale où il se perd. Chaque année il doit recommencer à les apprendre sauf, bien entendu, pour les espèces classiques ou celles que frappe quelque caractère saisissant. Il lui arrive même, chaque automne, de rester perplexe devant quelque espèce de cortinaire que la saison a fait apparaître d'abondance et il doit en définitive avouer son impuissance à lui attribuer un nom ....La connaissance véritable de l'ensemble des touches spécifiques de ce tiroir gigantesque paraît hors de mesure avec le pouvoir captateur de la mémoire et de l'acuité visuelle d'un même naturaliste, serait-il exceptionnellement doué.» On ne peut mieux dire !
Nous arrêterons là ces considérations générales sur les cortinaires. Elles vont probablement sembler plutôt rébarbatives et bien peu aptes à éveiller chez vous un intérêt passionné pour ce genre aussi vaste que difficile. Pour atténuer mon propos, je conclurai en vous disant qu'il y a malgré tout dans le redoutable genre Cortinarius un nombre appréciable d'espèces que l'on peut reconnaître rapidement et sans équivoque sur le terrain. Ce sont ces cortinaires identifiables qui seront le sujet d'un prochain article.


                                                         Jean PRADY